Goodbye Lenin !, Wolfgang Becker (2003)

Territoire, qui es-tu ?

Article pour la revue En Cène

2015

Cet article pour la revue En Cène no. 8¹ est construit sur une analyse croisée de la référence cinématographique Goodbye, Lenin ! de Wolfgang Becker et de l’article d’André Corboz “Le territoire comme palimpseste”. J’ai souhaité approcher la notion d’identité d’un territoire et la manière dont nous préservons ou non des traces matérielles et immatérielles du passé. C’est une exploration pour construire une méthode abordant les lieux et les territoires de projet par leurs passés et leurs traces dans la mémoire et les souvenirs des habitants, mais aussi par l’oubli ou le rejet de ces traces.


Aujourd’hui, l’engouement pour le territoire devient un phénomène de mode, un leitmotiv dans les discours philosophiques, environnementaux et politiques – parfois à la lisière du chauvinisme et du patriotisme. Les manières d’exprimer son attachement à un ancrage géographique, une culture et une identité sont multiples et éclectiques : plaque d’immatriculation, produits régionaux, musiques, langues… J’aime à penser que le territoire est un vecteur primordial pour façonner notre identité. Mais à une époque où les frontières s’estompent, l’international côtoie le local et les nouvelles scopies nous rendent aveugles ; dans ce monde en perpétuel mouvement, le palimpseste sur lequel s’écrit notre territoire n’est-il pas faussé et pastiché par les mass-médias et les échanges internationaux ? Les traces de notre passé sont-elles à tout jamais effacées par ce pastiche ?

Nous avons écrit des récits de voyages sur des territoires inconnus et périlleux, nous avons dessiné des sentiers et aujourd’hui nous traçons des routes, des autoroutes, des lignes de trains et nous avons même dégradé le ciel avec nos avions. Rousseau écrit en 1763 dans une lettre destinée au maréchal du Luxembourg  « la Suisse entière est comme une grande ville divisée en treize quartiers, dont les uns sont sur les vallées, d’autres sur les coteaux, d’autres sur les montagnes. […] Il y a des quartiers plus ou moins peuplés, mais tous le sont assez pour marquer qu’on est toujours dans la ville. […] On ne croit plus parcourir des déserts quand on trouve des clochers parmi des sapins, des troupeaux sur des rochers, des manufactures dans les précipices, des ateliers sur des torrents. » Ce phénomène est en phase de s’appliquer à l’ensemble du pays, la campagne tend à s’effacer au profit d’une unité urbaine. Ces connexions émergentes entre les villes sont facteurs de l’unité du territoire et ainsi d’une unité d’identité et d’une dislocation du terroir propre à chacun.

L’une des épidémies du territoire qui résulte de cette hyper-connexion urbaine est le tourisme. La technologie nous permet de relier la capitale au Vieux-Port en trois heures de trajet à grande vitesse. L’implosion du tourisme paraît irréversible : il faut accueillir le temps d’un weekend ou d’une semaine cette masse de population éphémère. Une fois cette période finie, les plages et les montagnes restent  marquées par ces hôtels restaurants qui abritent les fantômes de la hors-saison. Sous l’effet de la vitesse, bon nombre d’infrastructures ont détérioré le paysage, un bond en avant si brusque dans l’histoire d’un pays qu’il paraît être une saignée franche ayant recouvert d’une tache sanglante toute l’histoire passée de ces lieux.

Le risque qui s’amorce face à nous est de rompre les liens avec notre territoire, que celui-ci deviennent un vulgaire pastiche, une mauvaise imitation façonnée pour le touriste. Notre identité en est d’autant plus falsifiée, nous vivons en décalage avec la réalité de notre territoire, les enjeux économiques et politiques prennent le pas sur les savoir-faire, le terroir, le patrimoine et la culture qui permettent à chacun de formuler sa propre identité territoriale. Lorsque nous achetons des produits régionaux ceux-ci n’ont que très rarement un lien avec la région de leur « appartenance », si ce n’est par leur nom. Le film Goodbye, Lenin ! de Wolfgang Becker illustre très bien ce propos des apparences territoriales manipulées et pastichées. A Berlin, durant la réunification, Christiane Kerner est dans le coma. A son réveil tout ce qu’elle a connu est bouleversé. Berlin est devenu un exergue du capitalisme américain, un gigantesque espace publicitaire pour tous ces produits qui aujourd’hui encore envahissent nos rues. Le choc risquant d’être trop rude pour cette partisane du communisme, ses enfants Alexander et Ariane décident alors de tout mettre en œuvre pour dissimuler cette réalité du territoire. Dans son lit, les rideaux fermés, elle n’imagine pas que sa fille travaille dans un Burger King ni que son fils vend des abonnements aux chaînes satellitaires. Les publicités Coca-Cola s’affichent sur l’immeuble d’en face et les informations locales diffusent les images du monde entier. Pourtant, elle ne voit que des reportages fictifs sur les camarades communistes, les voisins viennent encore lui demander des conseils pour écrire des réclamations aux dirigeants. Elle vit dans un temps révolu et désynchronisé vis-à-vis du contexte. La critique ici est mitigée entre un diktat politique qui a valu la création du mur de la honte et un capitalisme de richesse illimité dans un pays en reconstruction. Mais le film donne la preuve que les apparences peuvent être fabulation, qu’il est parfois trop simple de dissimuler la réalité du contexte derrière un rideau.

Un territoire sur lequel on superpose ces couches incohérentes d’infrastructure, de culture et que l’on entrave par des modifications irréversibles, c’est un territoire de pastiche. Voici ce que nous dit André Corboz dans son article « Le territoire comme palimpseste », publié dans Diogène, no. 121 en janvier-mars 1983 pp 14-35. « Le territoire, tout surchargé qu’il est de traces et de lectures passées en force, ressemble plutôt à un palimpseste. Pour mettre en place de nouveaux équipements, pour exploiter plus rationnellement certaines terres, il est souvent indispensable d’en modifier la substance de façon irréversible. Mais le territoire n’est pas un emballage perdu ni un produit de consommation qui se remplace. Chacun est unique, d’où la nécessité de « recycler », de gratter une fois encore (mais si possible avec le plus grand soin) le vieux texte que les hommes ont inscrit sur l’irremplaçable matériau des sols, afin d’en déposer un nouveau, qui réponde aux nécessités d’aujourd’hui avant d’être abrogé à son tour. Certaines régions, traitées trop brutalement et de façon impropre, présentent aussi des trous, comme un parchemin trop raturé : dans le langage du territoire, ces trous se nomment des déserts. »

André Corboz nous invite à prendre soin du passé d’un lieu sans pour autant nous cloîtrer dans un passéisme de préservation identique et inadapté à notre époque. On peut citer le travail de Michel Corajoud, qui durant toute sa carrière s’est efforcé de comprendre « que s’est-il tramé, que se trame-t-il sur ce lieu ? » organisant son travail dans ce sens. Du miroir d’eau à Bordeaux, où il s’inspire d’anciennes gravures pour retrouver les formes originelles de la Garonne, à la Cité Internationale de Lyon, où il révèle d’anciennes digues et les utilise pour structurer ce quai aux abords d’un Rhône qu’il qualifie de « naturel », tout son travail est marqué par le lieu qu’il entreprend de modifier, essayant de renouer les liens perdus entre les usagers et leur territoire. Il a écrit sur le palimpseste de nos villes une nouvelle histoire, après avoir bien pris le soin de lire ce qui précédait. 

Quelles réactions devons-nous avoir face au texte de Corboz écrit en 1983 et maintes fois observé dans l’histoire, quand en 2015 nous agissons tout à l’inverse ? Il suffit d’écouter les informations pour entendre parler d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes ou d’un barrage au Testet, qui risquent de détruire des écosystèmes. Notre territoire est devenu un business politique, manipulé, transformé, falsifié, pastiché par quelques Hommes aux pouvoirs divins aptes à manipuler la carte de France. André Corboz dans le même texte ajoute « combien de régimes soucieux d’efficacité qui croient diriger le pays et qui pourtant ne gouvernent que la carte ? » Comprenons ici qu’une carte est un relevé géographique d’un espace inapte à montrer les singularités des lieux, des traditions, ni de ses habitants. De plus déplorons que l’échelle du dessin/dessein soit si grande que l’humain n’y est pas représenté. Une minorité d’hommes ont le pouvoir d’entraver notre territoire ainsi que notre identité, mais de quelle manière pouvons-nous accepter que notre identité soit manipulée, encadrée et contrôlée par des limites administratives ? J’espère que demain le palimpseste sur lequel j’irai me promener sera encore lisible.

 

Notes de texte

  1. DSAA Éco-Conception. (2015). “Pastiche”, En Cène, no. 08. La Souterraine. Pôle supérieur de design Raymond Loewy.

 

Bibliographie

CORBOZ, André. (1983). « Le territoire comme palimpseste », Diogène, no. 121. pp. 14-35.

BECKER, Wolfgang. (2003). Goodbye, Lenin !. Océan Film.

 

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